Les soeurs de la grand-mère Bourdic ont épousé deux Russes blancs.
J'ai dû entendre cette phrase, et les noms russes, bien avant de commencer la généalogie. Tonton Basile et Alexandre. Kondratovitch et Nikolaeff. Des noms, associés très vite à des photographies. Du moins pour Basile. J'avais du mal à associer la photo identifiée comme étant Alexandre, jeune marié, et celle du vieux monsieur près de sa femme malade, au milieu des années 1980. La photo d'identité figurant dans le dossier de naturalisation tend à me conforter dans l'idée qu'il ne s'agit pas d'Alexandre et Marcelle... 
 
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Basile (à gauche) ; Alexandre (à droite, d'après le dossier de naturalisation) ; finalement pas Alexandre et Marcelle, mais qui ?! car la jeune femme a définitivement un air de famille, mais là n'est pas le sujet pour l'instant (en dessous).
 
Après avoir glâné pendant des années de vagues informations, j'ai pu consulter dernièrement le Graal : leur dossier de naturalisation ! Des bribes de vie passionnantes à travers l'Europe des années 1920, une foule d'informations et plein de petits cailloux semés pour essayer d'approfondir certaines zones d'ombre.
 
Les dossiers contiennent respectivement 26 pièces et 34 pièces. Outre le toujours passionnant formulaire de demande, mentionnant identité, parcours depuis le pays d'origine, situation économique et sociale, on y trouve des notes de renseignements des Renseignements généraux, des certificats de bonne vie et moeurs, des attestations d'employeurs, des courriers de proches pour motiver la demande, etc.
 
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Outre le fait d'avoir épousé deux soeurs, Emma et Marcelle Le Livec (filles légitimes d'Onésime), les deux hommes ont un certain nombre de points communs.
  • Tous les deux sont russes, exilés après la prise de pouvoir par les bolcheviques, arrivés en France en débarquant à Marseille, puis remontant lentement, au fil des boulots, vers Paris et ses industries... Motif de départ de son pays : "par suite de la révolution russe de 1919" (dossier d'A. Nikolaeff).
  • Leur lieu d'origine n'est pas facile à identifier, phonétique et francisation des noms obligent... Alexandre Nikolaeff est dit de "Kriwokos" ou "Idriwokos", lieu quasi introuvable en ligne... sauf si on s'intéresse aux oiseaux : on découvre alors le liman de Kriwokos, dans la région du Donetsk. Basile Kondratovitch quant à lui est originaire de Slavianoserbka, "gouvernement de Kherson" d'après son acte de mariage. Il s'agit probablement de Slavyanoserbka, à la frontière moldave, juste à côté de Tiraspol.
  • Des proches sont restés en Russie : leurs parents respectifs (commerçant pour Alexandre, prêtre pour Basile) sont décédés, mais il reste des frères et soeurs :
    • Joséphine Nikolaeff, soeur d'Alexandre, née en 1905, "n'a pas donné de ses nouvelles depuis 5 ans et demi" (en 1934).
    • André Kondratovitch, 38 ans en 1932, est économe dans un hôpital.
    • Hélène Kondratovitch, 27 ans en 1932, est institutrice.
    • Marie Kondratovitch, 24 ans en 1932, sans profession.
  • Russes donc, et "blancs" : tous deux ont servi dans l'armée du général Wrangel qui lutte en 1920 contre les bolcheviques. Basile Kondratovitch, capitaine de cavalerie, a fait partie des troupes cantonnées à Gallipoli (2 ans d'après une note du dossier), avant l'exil dans des camps militaires russes, par Athènes, jusqu'à Marseille. Aparté : je n'ose imaginer la tête d'Onésime, anarcho-communiste à ses heures, apprenant que ses filles cadettes épousent des Russes blancs. Finalement l'aînée mariée à un militaire, ce n'était pas si grave...

Et parmi les points communs, celui qui m'intriguait le plus : savoir où ils s'étaient connus ! Car il est loin d'être évident que ce soit dans l'armée russe... Les multiples pièces des dossiers de naturalisation ont permis de reconstituer le parcours de chacun, depuis la Russie mais surtout entre Marseille et la région parisienne. Et le point de croisement spatio-temporel est... les établissements Hutchinson à Châlettes-sur-Loing (Loiret) ! Basile y travaille de juillet 1924 à septembre 1926, Alexandre de mai 1925 à octobre 1925.

Ce qui est drôle, c'est qu'un certain Deng Xiaoping y a travaillé peu de temps avant (février 1922-mars 1923), et que Châlettes et Montargis ont été un foyer du développement du communisme chinois en France (à ce sujet, voir l'article "Les années françaises de Deng Xiaoping"). Les Russes blancs ont dû apprécier !

 

 

 
kondratovitch nikolaeff carte
 
Basile sera naturalisé Français par décret du 1er mars 1934. Pour Alexandre, cela prendre plus de temps : sa première demande date de la fin de l'année 1934. Il travaille à l'usine SIMCA de Levallois-Perret, il est marié et père d'un enfant français, parle français couramment et "vit exclusivement dans un milieu français". Le temps que la procédure aboutisse, nous sommes en novembre 1939, et Alexandre est dans l'impossibilité (maladie, réduction du travail) de payer les droits du sceau. Il demande un délai supplémentaire... vraisemblablement non accordé. Tout est à refaire, après la guerre, avec de nouveau des demandes de renseignements envoyés aux quatre coins de la France, d'autant plus que pour ne pas partir en STO, il a travaillé pendant l'occupation comme plongeur dans une cantine allemande sur les Champs-Elysées. Le 28 février 1948, Alexandre deviendra enfin Français.
 

Sources et liens

 

 

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