Hasard des archives, je suis tombée, au cours d'un travail de description sur les dossiers de brevetés de l'imprimerie et de la librairie, sur un nom très familier : Jeanne Geneviève Le Livec, épouse Michel, libraire à Brest. Les "Le Livec" étant, à ma connaissance, quasi tous cousins (d'Onésime) et originaires de Plouhinec (Morbihan), j'ai vite numérisé le dossier pour m'y plonger à mes heures perdues.
Bingo. Une petite recherche ascendante m'a permis de raccrocher rapidement le dame, native de Lorient en 1832, à mes ancêtres du même nom.
Entre 1810 et 1881, imprimeurs, libraires et lithographes ne peuvent exercer leur profession sans une autorisation du ministère de l'Intérieur : le brevet. Les Archives nationales conservent dans la sous-série F/18 des milliers de dossiers de brevets créés dans le cadre de ce contrôle. Les dossiers sont passionnants, les demandeurs retraçant leur parcours afin de justifier leur demande. Il n'y a par ailleurs rien d'étonnant à y trouver des femmes, car certains brevets sont héréditaires et transmis de mari en veuve, de père en fille... Un dossier sur cinq concerne une femme !
Le dossier de brevet de libraire de Jeanne Le Livec est représentatif de ceux que l'on trouve dans l'ensemble conservé aux Archives nationales. Il est constitué des pièces suivantes :
- Copie du brevet de libraire (15 avril 1869)
- Rapport de la division de l'Imprimerie et de la librairie (dépendant du ministère de l'Intérieur) au ministre (15 avril 1869)
- Minute de la lettre d'envoi du brevet au préfet du Finistère (15 avril 1869)
- Lettre du préfet du Finistère au ministre de l'Intérieur, qui accompagne la demande de brevet et donne un avis favorable (8 mars 1869)
- Lettre de Jeanne Le Livec au préfet pour demander un brevet (1er mars 1869)
- Extrait de l'acte de naissance (26 février 1869)
- Acte de consentement du mari Léopold Michel (27 février 1869)
- Certificat de bonne vie et moeurs établi par la mairie de Brest (26 février 1869)
- Certificat de capacité signé par les libraires E. Imbert et J. Robin (6 février 1869)
Le plus document riche en informations est sans conteste la pétition de la demandeuse, qui expose les raisons de sa demande de brevet et évoque sa situation professionnelle et familiale.
Brest, 1er mars 1869
Monsieur le préfet
Etablie depuis près de cinq années comme marchande papettière rue de Paris n°114 (partie annexée), je refuse chaque jour la vente de livres et journaux à des personnes surprises de ne pas trouver ces articles dans une localité qui représente aujourd’hui une population de 12 000 âmes. Mes frais de loyer et d’impositions qui sont les mêmes qu’en ville, absorbent la totalité de mes bénéfices, et le temps hélas ! est bien loin encore où il me sera permis d’opéer quelques affaires.
Espérant Monsieur le Préfet, que vous daignerez prendre ma position en considération, j’ai l’honneur de sollicier de vôtre haute juridiction, l’obtention d’un diplôme de libraire.
Si j’osais vous rappeler la dépêche de Monsieur le ministre de l’Intérieur en date du 8 juin 1868, je vous prierais, de bien vouloir considérer, Monsieur le Préfet, que depuis douze année le nombre de libraires patentés n’a pas changé à Brest, et que la population de cette ville est double de ce qu’elle était alors.
Mais comptant d’avantage sur vos sentiments d’humanité, je voue prie très humblement Monsieur le Préfet de vouloir bien acceuillir les titres que voici.
Je suis mère de quatre enfants dont la plus agée n’a pas encore douze ans. Mon mari est 1er maître mécanicien de la marine, Chevalier de la légion d’honneur et compte 24 années de service. Les longues et pénibles campagnes ont tellement réduit sa santé, qu’il sera forcé de prendre l’année prochaine une retraite dont la valeur sera moindre que la moitié de ses appointements actuels. Espérant, que de vos bontés jaillira un regard bienveillant pour moi, je vous prie d’agréer monsieur le Préfet, l’hommage de mon plus profond respect, et l’assurance de mon éternelle reconnaissance.
F[em]me Michel
Une mine d'informations que cette seule lettre ! Comme souvent, un tel dossier nominatif suscite plus de questionnements et pistes de recherches qu'il n'en résout. J'ai donc commencé à tirer les fils de la pelote, à partir de cette pièce et des autres, et voici les éléments pour l'instant rassemblés :
- le cousinage d'abord. Jeanne Geneviève Le Livec est née en 1832 à Lorient, fille du boulanger Pierre Le Livec (1801-?) et de Geneviève Le Goff. En remontant la branche patronymique originaire de Plouhinec (Morbihan), on rencontre Corneil Le Livec (1774-1838), re Pierre (1741-?) et François Le Livec (1698-1776), ancêtre commun.
- les enfants. Dans son courrier, Jeanne indique avoir 4 enfants, dont l'aînée à 12 ans. Au moment où elle demande un brevet de libraire, elle est enceinte de quasi 6 mois d'une fille, Marie Pauline, qui mourra à l'âge de 10 mois. Je n'ai pas encore trouvé trace de cette fille aînée, le plus âgé des enfants recensés à ce jour étant Léopold Victor (1859-1888/), retrouvé pharmacien à Paris en 1888.
- son mari, Léopold Michel, bien qu'épuisé en 1869 par des longues campagnes en mer, ne raccrochera pas de sitôt. Dans son (maigre) dossier de Légion d'honneur figure deux informations anodines : le fait qu'il soit directeur de la flottille pénitentiaire de Nouvelle Calédonie (!!!) en 1882, et la mention d'un décès en 1883. Décès trouvé... en 1883 à l'hôpital de Nouméa.
Sur aucun acte d'état civil trouvé à ce jour, en particulier ceux qui concernent ses enfants, il n'est indiqué de profession pour la mère. Au mieux, il n'y a que la profession du père (souvent absent ou à la guerre), ou pire "sans profession". Jeanne Le Livec, éternelle "sans profession", alors qu'elle a tenu au moins 5 ans un commerce de papeterie et a obtenu une autorisation de faire commerce de livres.
En continuant à creuser, j'ai retrouvé à Nanterre l'une des filles (a priori la seule arrivée à l'âge adulte), Eugénie, née à Lorient en 1862. Employée des Postes et Télégraphes, elle se marie en 1888 à un employé de commerce natif de Lorient, Auguste Bouillon. À ce moment-là, elle vit place du Martray... avec sa mère, éternelle "sans profession". Parmi les témoins, Léopold, seul fils ayant atteint à l'âge adulte, pharmacien à Paris. Il s'était marié l'année précédente à Léonie Niot.
Clin d'oeil de l'histoire : la naissance d'Eugénie en 1862 est déclarée par un dénommé François Lebiguais, sans doute très lointain cousin de celle qui sera la belle-fille de la dernière porteuse du patronyme Le Livec. Peut-être s'agit-il du François Lebiguais condamné à 5 ans de travaux forcés au bagne de Brest pour vol dans les magasins de l'armée... Décidément, la vie de cette libraire Jeanne Le Livec est source de plein d'interrogations.
Restent notamment à explorer :
- les recensements de population. Malheureusement il n'y en a pas à Lorient avant 1936. Quant à Brest, j'y ai bien trouvé la famille dans celui de 1872 (toujours sans profession pour Jeanne), mais rien rue de Paris en 1866 ou 1876...
- la famille a-t-elle suivi le marin à Nouméa ? Vu l'époque, rien n'est moins sûr... Jeanne et les enfants (dont au moins 2 meurent en 1870 et 1872) sont-ils restés à Brest, ou ailleurs ?
- la carrière de Léopold. Marin d'État, 1er maître mécanicien... on peut suivre sa carrière grâce à l'inscription maritime et son matricule.
- le décès de Jeanne, sans doute en Île-de-France, puisqu'elle vit avec sa fille à Nanterre en 1888, et que son fils Léopold demeure à Paris.
Sources et liens
- Archives nationales, dossier de brevet de libraire de Jeanne Geneviève Le Livec, F/18/1915
- Archives municipales de Brest, état civil et recensements de population
- Archives municipales de Lorient, état civil
- Archives nationales, Dossier de Légion d'honneur de Léopold Michel
- Archives nationales, inventaire Brevets des imprimeurs, libraires et lithographes de Paris et du département de la Seine : dossiers nominatifs (1815-1870)
- Archives nationales, inventaire Brevets des imprimeurs, libraires et lithographes des départements (hors Paris et Seine) : dossiers nominatifs (1810-1881) - inventaire qui ne couvre pas encore de manière exhaustive tout le territoire, mais on y travaille...
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