Aux archives, on a l'habitude des fantômes. Nous les créons, habillés de couleurs inhabituelles. Nous les traquons, au milieu des liasses, des épis et des boîtes noires. Nous les recensons, afin de n'en perdre aucun. Nous les multiplions, pour ensuite mieux les faire disparaître, une fois les documents revenus. Nos fantômes sont rarement blancs, ils sont roses, verts, voire même illustrés. Parfois même ils nous échappent, et commence alors une terrible chasse. Le quotidien de l'archiviste est peuplé de fantômes[1]...
Le généalogiste également est familier des fantômes, d'un autre type. Une armée de disparus, surgie du passé et patiemment reconstituée, en remontant les fils (certes, les pères, mais en tirant les fils).
Des fantômes ? d'accord.
Des disparus, de ceux qu'on traque sans relâche, parfois en vain, qui sont allés (re)faire leur vie ailleurs, ou avalés par la mer ? Passe encore.
Mais des revenants ?! Ca aurait presque l'air d'une résurrection : le (la, en l'occurrence) disparu(e), corps et âme, est remontée à la surface. Au même endroit. Un comble.
Tout semble avoir commencé en 1822, à Mur-de-Sologne (Loir-et-Cher). René MARI (ou MARITON) (1800-1855) souhaite épouser Marie Anne RENARD (1792-1863). Problème : le jeune homme est mineur, le père décédé et la mère... introuvable !
Disparue depuis l'espace de 10 ans.
Qu'à cela ne tienne, direction le bureau du juge de paix de Selles-sur-Cher, afin d'établir un acte de notoriété pour se passer de l'autorisation parentale nécessaire. Quatre témoins de Mur-de-Sologne et de Soings-en-Sologne déclarent qu'ils n'ont pas vu Anne Cholet, veuve de Pierre MARIE, ni ne savent où elle demeure, "si elle existe" (voir aussi l'article Mariage d'enfants mineurs sur ce blog).
Pour moi, l'affaire était pliée : Anne CHOLET, journalière agricole, fille ainée du tisserand Jean CHOLET et d'Anne BLONDEAU, née à Romorantin le 17 juin 1780, avait disparu. Peut-être était-elle l'une de ces inconnus que l'on retrouve sur les chemins, loin de chez eux, à jamais non identifiés. Un fantôme errant de plus...
Puis le chance s'en est mêlée : une page des registres de décès de Soings-en-Sologne (consultés pour d'autres personnes) au hasard de la sourie, et une hypothèse qui s'écroule dans un énorme fracas.
3 octobre 1850 : une certaine Anne CHOLET, veuve de Pierre MARITON, est déclarée décédée par ses deux fils, René et Alexis MARITON. J'ai relu trois fois l'acte. Noir sur blanc, et on ne peut plus clair.
28 ans après avoir été déclarée disparue, Anne CHOLET a repointé le bout de son nez à l'endroit même où elle habitait...
Alexis, qui déclare le décès avec son frère aîné, naît vers 1804/1805 (à Soings-en-Sologne d'après son décès) mais je ne l'ai trouvé ni dans les tables décennales de Soings, ni à Mur... et pas moyen de trouver son mariage.
Voyage dans le temps.
1800 : le 7 février (18 pluviôse an VIII), Jeanne CHOLET, 19 ans 7 mois 13 jours (sic), épouse, au chef-lieu de canton, Selles-sur-Cher, Pierre MARY, de 22 ans son aîné.
Le 29 septembre (7 vendémiaire an IX), René Hipolythe Florent Pierre MARRY, dit MARITON, pointe le bout de son nez dans le bourg de Mur-de-Sologne. Non, ne comptez pas sur vos doigts, le compte des neuf mois n'y est pas...
1803 : le 24 août (6 fructidor an XI), c'est au tour de Cécile Rosalie de voir le jour, sur la commune voisine de Soings-en-Sologne.
1807 : le 21 octobre arrive, toujours à Soings-en-Sologne, Lucie Éléonore.
1810 : le 26 janvier, arrive le petit dernier, Jacques Eugène MARY. Pierre MARY, le père, meurt le 6 avril de la même année, à l'âge de 52 ans. Anne CHOLET se retrouve donc seule, avec 5 enfants. A en croire l'acte de notoriété, sa disparition date de 1812. L'aîné des enfants a 12 ans, le benjamin 2. Elle, veuve, a 32 ans... et une autre vie devant elle ?
Naturellement j'ai bondi sur les recensements numérisés. De quoi réduire un peu l'espace temps de la disparition, 1812-1840.
1841 : bourg de Soings-en-Sologne. Une dénommée Anne Cholet est domestique chez le tisserand Claude BIET. Voir le recensement.
1846 : bourg de Soings-en-Sologne. Anne Cholet, "veuve Marie" (aucun doute n'est permis, il n'y a pas d'homonyme), figure dans le recensement ; elle demeure chez Claude BIET, tisserand, comme domestique. A la hauteur de ligne, une petite barre figure dans la colonne "veuf / veuve". Voir le recensement.
Les recensements commençant en 1841, il faudra se rabattre sur d'autres sources pour réduire le temps de la disparition. Chercher une naissance dans des communes alentours ? Jeter un oeil à la succession de Pierre MARY ?
Je suis preneuse de toute autre piste.
Sources et liens
- Mairie de Mur-de-Sologne, acte de mariage du 24 juin 1822
- Archives départementales du Loir-et-Cher : Justice de paix de Selles-sur-Cher, 4 U 61/8 ; registres d'état civil (numérisés) ; recensements de population (numérisés) ; iconographie sur Mur-de-Sologne ; iconographie sur Soings-en-Sologne
- Article sur ce blog : Mariage d'enfants mineurs
[1] Aux archives, un fantôme est un morceau de papier qui signale l'absence d'un document, qu'il s'agisse d'un article communiqué en salle de lecture ou en prêt extérieur (exposition, numérisation, restauration), ou d'un document sorti d'une liasse et rangé dans un conditionnement approprié (plans, affiches, objets, photographies, etc.).
Hors sujet : fantôme, ghost, tout ça... j'hésite mais je vais vous épargner Patrick Swayze et Demi Moore.
MAJ 29/05/2013 : ajout de la frise chronologique.
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