Au premier week-end de confinement*, un beau week-end de mi-mars, je n'ai pu m'empêcher de me souvenir d'une étude épidémique croisée il y a de nombreuses années sur Gallica. En 1892, Henri Monod, alors directeur de l'assistance et de l'hygiène publique, publie Le Choléra, histoire d'une épidémie, Finistère, 1885-1886. Nommé préfet du Finistère le 28 novembre 1885, il a pu, sur place, étudier de près l'arrivée, la diffusion et l'impact de l'épidémie sur ce département éloigné, pour ne pas dire arriéré aux yeux de beaucoup.
L'étude, consultable sur
Gallica, retrace l'histoire de 50 ans de choléra dans le département. Le propos contient de riches renseignements démographiques, sociologiques et épidémiologiques. Les conditions de vie, d'hygiène et de salubrité (ou plutôt d'insalubrité notoire) décrits sont évidemment des facteurs importants de propagation des épidémies, et en particulier du choléra. Le tout est raconté avec d'inévitables passages hygiénistes et moralistes façon XIXe siècle, et de merveilleux passages sur la race, l'alcool, etc., à remettre en perspective du point de vue du scientifique et haut fonctionnaire parisien.
Dans une deuxième partie de l'ouvrage, Henri Monod dresse des notices communales détaillées (
à partir de la page 147) qui ne manqueront pas d'intéresser tout généalogiste. Pour chacune des communes touchées, l'auteur liste les cas de choléra, indiquant différentes informations : date de déclaration de la maladie, date de décès le cas échéant, sexe de la victime, âge, profession, situation de fortune et observations diverses (mode de vie et modalités supposées de la contagion). La même chose est faite avec les maisons touchées, décrivant le nombre de pièces, leur volume, le nombre d'habitants et les conditions d'hygiène.
Pas de nom ni prénom, une vraie étude scientifique anonymisée. Néanmoins, 130 ans après, il est ajourd'hui facile d'identifier avec une quasi certitude les victimes, en utilisant l'état civil numérisé sur le site Internet des
Archives départementales du Finistère.
Cette idée de redonner une identité aux victimes me trottait en tête depuis un moment. C'est désormais chose faite** pour Le Guilvinec. Cette commune n'est absolument pas prise au hasard : le (aujourd'hui) charmant port bigouden est le berceau d'une partie de mes ancêtres paternels. Sur les 14 ancêtres de ma grand-mère paternelle vivant en 1885, seuls 3 individus n'habitent pas au Guilvinec au moment de l'épidémie (ils y débarqueront... l'année suivante, venus de leurs lointaines côtes d'Armor).
Le choléra dans le Finistère en 1885 et 1886
Le choléra arrive souvent par la mer, qui plus est dans le Finistère. Le premier cas, importé sur un navire en provenance de Toulon, est signalé à Concarneau le 20 septembre 1885. L'épidémie longe la côte, arrive sur le littoral bigouden (Pont-L'Abbé, Le Guilvinec), et remonte la baie jusqu'à Audierne. Le nord du département est touché en octobre, sans que l'auteur puisse affirmer qu'il s'agisse de la même origine. Entre mi septembre 1885 et avril 1886, le département compte 730 morts, avec un pic en novembre (250 décès) et décembre (199). Pour plus de détails, se reporter à l'étude de Henri Monod.
Le choléra au Guilvinec en 1885
Henri Monod dresse la liste des 126 personnes touchées par le choléra au Guilvinec entre le 30 septembre et la mi décembre 1885. 72 décèdent. J'ai pu retrouver l'identité de 68 personnes avec certitude, les dates de décès et l'âge concordant entre l'état civil et la liste de Henri Monod. Il y a un doute sur les personnes n°87 et 88 : l'une est Marie Jeanne Cariou, épouse Noël Courtès, mais l'autre n'est pas identifiée avec certitude ; par ailleurs, la personne n°80 est probablement Marie Louise Larnicol, 8 ans, dont la date de décès diffère d'un jour avec la liste.
Ce que la notice communale peut nous apprendre (non exhaustif)
- Aucun de mes ancêtres ne meurt du choléra en 1885.
Je ne ferai pas la même affirmation pour les précédentes épidémies, mais là, ils survivent tous. Par contre, n'ayant pas encore identifié tout le monde, je ne peux assurer qu'il ne figure pas parmi eux l'un des 34 alcooliques notoires dénombrés par Henri Monod.
Pour l'instant, la victime la plus proche de la famille identifiée est Marguerite Cossec (1844-1885), 41 ans, épouse de Pierre Jean Cariou, soeur de mon ancêtre Marie Charlotte Le Cossec (1847-1918) (sosa 43, 6e génération). Dans l'immédiat, je n'ai pas encore intégré tout le monde, mais seulement les patronymes les plus familiers.
On gère ses peurs et ses angoisses comme on peut. En 1885, les populations savent ce que signifie l'arrivée du choléra. Alors ils fuient s'ils le peuvent : Henri Monod estime que les deux tiers de la population du Guilvinec ont "quitté le pays" au début de l'épidémie. Des 2600 habitants que comptait la commune, il n'en restait que 700 à 800 sur place à la fin de l'année, l'essentiel s'étant réfugié dans de la famille, un peu à l'intérieur des terres.
- il y a des sardinières au Guilvinec !
En soi, cela n'étonnera personne qui connaît le coin. Mais si l'on s'en tient aux sources administratives classiques (état civil, recensements de population), elles n'existent tout simplement pas. Henri Monod identifie 22 sardinières touchées par l'épidémie de choléra. Parmi ces femmes, les 12 décédées sont toutes indiquées dans leur acte de décès comme "ménagère".
La colonne Observations du tableau des malades permet, outre la transmission de la maladie, de retracer les liens entre les gens. Familiaux bien sûr (qui soigne qui, qui habite avec qui) mais aussi de sociabilité ("a pris la maladie en soignant le n°118 qui, veuve, n'avait personne pour l'assister et l'avait appelée auprès d'elle", "est venu au Guilvinec prendre part à un repas de baptême") ou encore professionnels ("son mari, patron de barque, avait eu pour pêcheur le n°115, avec lequelle elle était restée en relation"). Autant d'éléments qui permettent d'habiller un peu une généalogie parfois sèche.
- Des conditions de (sur)vie
On a beau le savoir, les conditions de vie étaient très dures.... Qui plus est dans un port de pêche et dans une commune "jeune" (Le Guilvinec est érigé comme commune en 1880. Promiscuité familiale, fosses d'aisance à l'air libre, absence d'assainissement des rues et eaux stagnantes, tas d'immondices aux portes... Il y a de quoi faire bondir un haut fonctionnaire urbain !
Pour se faire une idée du contexte, quelques extraits de la description des maisons faite par Henri Monod : "Très mal située, pas d'air, très malpropre" ; "La maison paraît assez bien tenue. Mais la déplorable habitude de s'entasser dans une seule pièce a certainement nui à ses habitants, qui ont été pris tous les cinq, et dont trois sont morts" ; "sept personnes dans une chambre de 34 mètres cubes"
- Quelques statistiques et graphiques supplémentaires
Bon an, mal an, il y a en cette fin de XIXe siècle autour de 80 décès par an au Guilvinec. Les pics de surmortalité sont malheureusement assez fréquents : la fièvre typhoïde est endémique, le choléra ressurgit épisodiquement (1894) et régulièrement des grosses tempêtes font des ravages parmi les marins et endeuillent le petit port de pêche (notamment en 1896).
L'année 1885, avec ses 147 dont 72 causés par le choléra, fait partie des années sombres. Ainsi peut-on identifier, dans la table annuelle des décès, l'essentiel des victimes du choléra (68 sur les 72 totales).
Le pic de mortalité de l'épidémie se situe entre la mi-octobre et la mi-novembre.
Il y a encore beaucoup à faire, dans ce mini-projet "choléra dans le Finistère", d'une part pour identifier les "non-morts", et d'autre par pour exploiter aussi le tableau des maisons. Etrangement, cela prend du temps ! Je compte intégrer toutes les victimes dans mes données généalogiques, sans pour autant les laisser orphelines... La plupart des individus peuvent être raccrochés aux branches existantes quelques générations plus haut. Mais le travail est assez long.
La première étape d'identification des personnes décédées permet déjà d'obtenir un certain nombre d'éléments, et notamment de redonner un peu de chair aux arbres généalogiques épidémiques élaborés par Henri Monod (en rouge, les personnes identifiées d'après les actes de décès) :
- la famille Cariou x Primot est décimée. D'abord la mère (77), sardinière, et le fils (79), 3 ans, le 2 novembre, puis la fille (92), 7 ans, 4 jours plus tard, le père (95), le lendemain.
- N°33, la plus grande source de propagation, est une ménagère de 53 ans. Henri Monod va même plus loin : "Pauvre" mais en "bonne santé. Toujours ivre. A plus tard perdu son mari (n°63) auquel elle avait donné le choléra. L'a donné à son fils (n°39) qui a guéri. Guérie elle-même, elle a recommencé à boire, a eu une dysenterie, une fièvre muqueuse. Se porte bien aujourd'hui, et boit toujours. Ancienne domestique d'un médecin. S'est longtemps prévalue de cette circonstance pour faire le médecin au Guilvinec." et "allait voir tous les malades pour se faire donner à boire. Cas très grave". Bon, disons-le, c'est Joséphine Coic, épouse de Pierre Marie Larzul.
- N°41, c'est donc Marguerite Le Cossec (soeur d'une ancêtre). D'après le tableau des maison, le rez-de-chaussée familial était assez bien tenu. Et elle est dite alcoolique.
Pour aller plus loin
- Henri Monod, Le Choléra, histoire d'une épidémie, Finistère, 1885-1886, consultable sur Gallica, et en particulier la notice communale du Guilvinec.
- Archives départementales du Finistère, état civil numérisé
- Wikipédia, histoire du Guilvinec
- Arbres Geneanet qui m'ont permis de relier les collatéraux à plus ou moins haut niveau : abenard et micguiader.
- Geneanet, relevé nominatif des personnes décédées (uniquement Le Guilvinec pour l'instant, mais je vais étendre aux autres communes bigoudènes).
- Plotly (graphiques en ligne).
- Le Monde, article "En période d’épidémie, « les obsessions et les inquiétudes d’une société ressortent plus facilement »", consultable en ligne.
- sur d'Aïeux et d'Ailleurs : Mort du choléra, 1832.
- sur d'Aïeux et d'Ailleurs : Ce que ne vous dira pas l'état civil.
* Officieusement de pré-confinement, car le confinement n'est devenu obligatoire que le mardi 17 mars 2020). Il n'empêche, les consignes officielles étaient telles qu'on n'est pas vraiment sorti ce week-end-là et qu'on est resté sagement dans l'appartement parisien.
** En confinement, on essaie de relativiser et de gèrer ses angoisses comme on peut, à coup d'indexation collaborative ou de désanonymisation d'une étude épidémique, ici, en France, il y a un peu plus d'un siècle.
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